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Atelier d'écriture Intéractif
Parce que chacun porte en soi une histoire, même brève, même vacillante.
Cet atelier est une invitation : à écrire sans chercher à bien faire, mais à dire vrai, à dire beau.

Vos mots sont les bienvenus.
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Eh bin, sacré allumeur !

La preuve qu’un bon Gruyère peut faire vaciller même la logique.

Eh bin, sacré allumeur !

Ce samedi matin-là, Genève s’éveillait avec ce charme discret qu’ont les villes suisses lorsqu’elles font semblant d’être spontanées.

7h30. Ma capuche sur la tête, sac en toile au bras, foulard autour du cou, l’attirail complet du citadin qui veut donner l’impression d’avoir un “lien authentique” avec la nature. Direction le marché à quelques pas de chez moi. Légumes frais, tomates qui sentent encore le soleil, courgettes alignées comme à un concours de Miss Maraîcher 2025. Tout est paisible. Tout est sain. J’entends presque ma conscience murmurer : « Comme toujours, tu achèteras raisonnable. Local. Végétal. Bio. »

C’est à ce moment précis que je le vois.
Le gruyère.
Pas n’importe lequel. Un gruyère affiné 18 mois, posé sur une planche de bois rustique, entouré d’autres fromages qui, je dois le dire, avaient l’air légèrement intimidés par sa prestance. La meule était coupée avec sensualité. Les effluves... un mélange hypnotique de cave d’alpage, d’herbe fraîchement broutée et de promesses qu’on ne formule pas en public.

À cet instant, je ne suis plus au marché. Je suis dans un western fromager. Le paysan me regarde. Il s’avance et dit, d’une voix grave, presque mystique :
« Je vois dans vos yeux que vous n’êtes pas venu pour L’Etivaz, mais bien pour lui, » dit-il en effleurant le Gruyère comme on caresse un chat prétentieux.

Le fromage, posé là, semble presque rougir sous les doigts du vieil homme. Il m’explique alors, avec le sérieux d’un moine fromager, comment naît une telle merveille.
« Vous voyez, pour faire ça, il faut le temps de concevoir deux enfants. Pas les élever hein, juste les concevoir. »
Il marque une pause, fier. « Mon grand-père disait qu’un bon fromage, c’est comme un exploit sportif : ça demande de la patience, de l’abnégation, et une vache qui ne te juge pas. Et ça… » ajoute-t-il en pointant la meule comme s’il présentait une œuvre au Louvre, « c’est ma fierté personnelle. »

Il me tend une tranche. Je la prends. Pas par gourmandise. Par destinée. Je la porte à mon nez. Le monde s’arrête. Des souvenirs d’enfance affluent : les raclettes d’hiver, les fondues entre amis, les frites trempées dans du mont-d’or… Je suis ému.
« Goûtez. Mais doucement. C’est du 18 mois. Pas du fromage de supermarché, hein. Lui, il a passé deux hivers en cave. Il en a vu des choses. »
Je lève les yeux, intrigué.
« Vous savez… le Gruyère, c’est un peu comme certains hommes. Plus il passe de temps dans le froid, plus il devient résistant, endurant… on se comprend.» Finit-il par dire en me faisant un clin d’œil.

Je fouille dans ma poche, sors quelques billets et paie. Le gruyère entre dans mon sac comme une star monte dans une berline noire après un festival de Cannes. Je marche vers chez moi, fier, presque transcendant. Je suis l’homme qui a choisi avec le cœur.

Et puis, à 50 mètres du stand… Comme un nuage sombre traversant l'esprit. Je m’arrête net. Je me rappelle. Je suis intolérant au lactose. Pas "légèrement inconfortable". Non. Le vrai, celui qui transforme une dégustation fromagère en expérience surnaturelle digne d’un exorcisme. Mon cerveau réalise alors l’ampleur du désastre. J’ai investi dans un plaisir interdit. J’ai payé pour ma propre chute. J’ai succombé à une tentation dont j’avais été médicalement prévenu.

Je regarde le sac. Il me regarde. Je marche en silence. Au loin, j’entends les tomates rire.

Chez moi, je pose le gruyère sur la table comme on dépose une lettre d’adieu. Je le regarde longuement. Il est magnifique. Il le sait. Un fromage narcissique. Séducteur. Manipulateur lactique. Je cède à une dernière caresse du regard. Puis, dans un souffle de dignité : Je dépose le Gruyère dans le frigo, délicatement, comme on installe un ambassadeur dans une auberge de jeunesse. Juste à côté des yaourts délactosés, ces petits arrogants qui le regardent déjà comme s’il était un incompatible… socialement. Ils paradent dans leur packaging vert pastel avec écrit “Zero lactose” en lettres majuscules, fiers comme si la modernité alimentaire leur donnait le droit de mépriser un Gruyère affiné 18 mois, reconnu par les puristes comme un duc des alpages, aujourd’hui relégué chez un intolérant au lactose. Une chute de statut comparable à un aristocrate accueilli dans une colocation d’étudiants végans.

Le mépris est tel que, la nuit venue, j’aurais juré l’entendre sangloter derrière la porte du frigo. Je me lève, troublé. J’ouvre. Et là : scène de crime émotionnelle. Le Gruyère, tassé dans un coin, l’air aussi digne que possible, entouré de yaourts délactosés gonflés de supériorité nutritionnelle. Pris d’un élan de justice, j’attrape les yaourts un par un, sans même leur laisser le temps de s’expliquer, je les exile vers le bas du frigo. Zone de froid. Zone d’humilité. Je referme la porte, avec le sentiment du devoir accompli.

Le Gruyère, même condamné à vie dans ce frigo, a retrouvé sa place.

Et moi, j’ai pu dormir. Sans culpabilité.

Commentaires

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Jessica Jacobson , Genève - Suisse
02/12/2025 20:19:10
Non, vous n’allez quand même pas me dire que ce texte n’a pas un double sens :) :) :)
J’ai montré vos publications à un ami ingénieur en systèmes de communication, et voici ce qu’il m’a répondu :
« La structure discursive de son texte me fait penser à un ingénieur. Il utilise la stéganographie, une technique informatique qui consiste à cacher un message dans un texte banal. Ce n’est pas anodin. Dommage qu’il n’en explique pas lui-même le sens… »

Serait-il envisageable de proposer aux lecteurs quelques clés de lecture pour chacune de vos publications ? Cela donnerait, j’en suis sûre, une profondeur supplémentaire à vos récits.
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Yudosha , Genève - Suisse
07/12/2025 11:41:37
Bonjour Jessica,
Je dois vous l’avouer : vos commentaires me font vraiment rire. Rassurez-vous, il n’y a absolument aucun message caché dans mes récits. Votre ami me prête des talents de scientifique que je ne possède absolument pas. Grâce à lui, j’ai appris le mot stéganographie… un mot que je n’arrive toujours pas à prononcer sans m’emmêler la langue.

Je suis comédien dramatique, et j’anime des ateliers d’impro le week-end. Si jamais vous voulez venir rire un bon coup, vous êtes la bienvenue.
J’ai juste une manière un peu particulière de vivre les choses, et quand je les raconte… eh bien disons que ça ressemble parfois à du sarcasme.

Tenez, une participante de mon atelier m’a tout récemment raconté une histoire : son voisin venait de se séparer, elle trouvait qu’il avait une bonne tête, une bonne situation, bref, tout le pack. Alors elle décide d’aller lui tenir compagnie, mais elle réalise vite que le pauvre homme souffre surtout de solitude… et pas vraiment d’un manque d’attention féminine venant d’elle.
Elle lui conseille alors une plateforme d’escorts : « Tu y trouveras quelqu’un à ton goût avec qui passer de bons moments. »
Le voisin demande : « Elles font vraiment tout ce qu’on veut ? »
Elle répond : « Oui, tant que tu paies. »
Une semaine après, elle le croise dans l’ascenseur :
« Alors, cette fille du site ? »
« Elle n’a pas voulu me faire du pain perdu… Elle m’a rendu mon argent et est partie fâchée. »
Au fond, cet homme voulait simplement qu’on lui fasse du pain perdu.
Pour elle, c’était totalement aberrant : qui paie une escort pour du pain perdu ?

Vous voyez… la vie parvient parfois à créer des scènes tellement improbables qu’elles semblent presque inventées. Pas besoin d’y cacher un message : le réel est déjà assez déroutant comme ça. Tout l’art consiste ensuite à en faire un récit captivant.

Bon dimanche à vous.
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Jessica Jacobson , Genève - Suisse
07/12/2025 20:05:56
Je comprends mieux d’où vous vient cet humour délicieusement sarcastique :)
Votre histoire est vraiment captivante. Aurons-nous le plaisir de la découvrir dans votre prochain article ?
Au plaisir de vous lire.

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